Elinor Ostrom

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Voilà plusieurs décennies que l’on commence à se poser une question cruciale : comment préserver les ressources naturelles ? Nombreux sont les narratifs qui soutiennent aujourd’hui que pour protéger les territoires de la surexploitation, ils ont besoin de propriétaires. L’Etat ou le privé sont donc les réponses les plus récurrentes. Mais y’a-t-il une autre gouvernance possible pour les communs ? Si oui, laquelle ? 

Elinor Ostrom demeure la plus éminente chercheuse à avoir théorisé une nouvelle approche. Sa “troisième voie, entre l’Etat et le marché” se centre particulièrement sur la gouvernance des communs que sont les ressources naturelles par l’auto-organisation des usagers eux-mêmes. 2009 marque ainsi l’année où le Prix Nobel d'Économie connaîtra sa première lauréate féminine.


Pas de héro antique dans la tragédie des communs


Les rivières, forêts, prairies et autres écosystèmes vivants sont les biens communs sur lesquels reposent notre (sur)vie et nos économies. Ce sont des biens non exclusifs : on ne peut exclure personne de leur consommation, comme c'est le cas par exemple des ressources halieutiques. Ils sont également rivaux : la consommation des uns peut amoindrir la capacité des autres à en jouir également.

En 1968, un papier publié par Garrett Hardin dans la revue Science se retrouve sur le bureau de la chercheuse Elinor Ostrom, alors âgée de 30 ans. A sa lecture, elle grimace. 

L’auteur expose qu’une ressource à laquelle on ne peut limiter l’accès finit inéluctablement… par être surexploitée. Dans cette optique, les individus sont bien-sûr pensés comme de simples “homo economicus” naturellement enclins à maximiser l’usage d’un bien commun, jusqu’à épuisement. C’est la fameuse tragédie des communs - reprise dans les modèles de bien des économistes. 

Mais à tout problème, sa solution… et ses héros modernes ! C’est ainsi qu’il préconise, comme seuls moyens d’éviter cette tragédie, la privatisation de la ressource - pour que son propriétaire en assure la gestion - ou sa nationalisation, pour que l’Etat fixe les règles d’utilisation. Loin de s’y résoudre, Elinor voudra au contraire, explorer d'autres possibles.

Arrêt sur image : quand a commencé cette destruction des communs ?

C’est la question qu’on ne pose pas assez. Et dont la réponse informe pourtant sur la pertinence de ces acteurs comme (seuls et réels) pourvoyeurs de solutions.

En effet, la destruction des communs aurait commencé, selon des auteurs comme Isabelle Stengers au moment des enclosures, dans l’Angleterre du XVIe siècle. Les enclosures font référence littéralement aux clôtures qui vont commencer à délimiter les terres paysannes, comme l’aube d’une privatisation plus encadrée. 

Ce mouvement s’accompagne de l’avènement du droit privé, impulsé notamment par John Locke qui consacre le droit d’abusus. Comme son nom le suggère, c’est le droit de jouir d’une propriété comme bon nous semble.

Bruno Latour qualifie ce principe de “droit à la négligence”. A cet égard, l’économiste Jean-Marc Daniel souligne que “pour Elinor Ostrom, la privatisation au profit d’un groupe restreint est source de rentes et donc d’inefficacité économique et d’injustice sociale.”

Enfin, si l’Etat peut avoir un rôle clé d’intervention visant à réguler les défaillances du marché en matière de biens communs, beaucoup diront qu’il produit une pensée hors-sol et des solutions sous-optimales pour les communautés locales.  

En quête d'un nouveau scénario... pour éviter l'issue tragique

C’est là qu’Elinor Ostrom intervient. Elinor, c’est l’académicienne dont le projet de vie central a reposé sur une grande œuvre : prouver qu’une autre gestion des communs est possible, notamment si elle repose sur des associations d’usagers qui reconnaissent leur valeur sur le long terme. La fameuse troisième voie. 

En 30 ans de carrière, Elinor Ostrom parcourt les communautés du monde entier pour partir du réel et étayer une théorie solide. L’originalité et la robustesse de sa collecte de données est d’ailleurs l’une des pierres angulaires de son travail. Avec une approche pluridisciplinaire, elle combine études empiriques, démonstrations théoriques et expérimentations en laboratoire. 

Le premier cas décisif pour elle est celui de sa thèse sur un sujet on ne peut plus d’actualité. En étudiant une nappe phréatique menacée de surexploitation à Los Angeles, elle observe que les citoyens ont su trouver des solutions pour réguler leur consommation d’eau et constituer des réserves en se regroupant en associations d’usagers. Point de privatisation ou nationalisation simple donc. 

Pour valider ses hypothèses à grande échelle, elle arpentera les continents. Des communautés pastorales japonaises jusqu’aux systèmes d’irrigation aux Philippines ou encore les forêts du Népal, elle démontrera que la surexploitation des communs peut être évitée dès lors que les utilisateurs s’organisent eux-mêmes pour définir les conditions d’un équilibre pérenne - sachant que le succès des règles dépendra toujours du contexte. Point de one-size-fits-all. 

Des principes solides et une pluralité d'acteurs : les règles d'or d'Elinor

Elinor Ostrom a édicté 8 grands principes fondamentaux à respecter pour maintenir une gestion collective de ressources mises en commun. Parmi eux, entre autres : bien définir la communauté, créer et modifier les règles selon un système participatif, mesurer la ressource, avoir un bon système de gestion des conflits, un système de sanctions clair ou encore, une auto-détermination reconnue des autorités extérieures.

Sa théorie, réunie en un ouvrage publié en 2010 souligne que plusieurs entités peuvent se croiser : acteurs municipaux, régionaux, spécialisés ou citoyens. En effet, pas de déclinaison efficace si les initiatives de terrain ne prennent pas le relai des traités nationaux. Cette approche multi acteurs est celle qu’elle recommande, particulièrement pour des biens communs globaux tels que le climat. C’est ce qu’explore Benjamin Coriat, l’un de ses disciples dans “Le bien commun, le climat et le marché” (2021).

Une self-made chercheuse qui s'est hissée parmi les lauréats du Prix Nobel

Elinor n’est pas une “native” des sciences économiques puisqu'elle a démarré sa carrière dans les sciences politiques. Peut-être est-ce là une preuve de plus qu’un regard neuf sur une discipline donnée peut être un véritable atout pour percevoir, imaginer ou créer ce qui a échappé à bien d’autres avant. 

Née de parents musiciens sans diplôme, elle intègre un lycée de Beverly Hills et sourit, à posteriori, à l'idée qu'elle était une “fille de pauvres dans une école de riches”. A cela, on pourrait ajouter qu’elle fait partie des rares femmes à se frayer un chemin dans le monde de la recherche - encore très masculin dans les années 1960 - où elle effectue une thèse en sciences politiques à l’UCLA. 

Elinor ne se fait pas juste une place : elle excelle dans ce qu’elle fait. Première femme à présider l’ASPA (l’American Political Science Association) en 1996, élue à la National Academy of Science en 2001, elle multiplie les honneurs. Aujourd’hui, elle demeure la seule femme - et unique politologue - à détenir un prix Nobel d’économie.

Louna Teisseire

Sources : 

Elinor Ostrom : par-delà la tragédie des communs - La Vie des idées 

Elinor Ostrom, et la gouvernance des biens communs

Elinor Ostrom - Les Très Grandes Conférences Liégeoises 

Résumé des 8 principes d'E. Ostrom — Remix Biens Communs,

Bien commun | Melchior

Elinor Ostrom et le bien des « communs »

Elinor Ostrom, Nobel 2009 d'économie, théoricienne des "biens communs"   

Socialter Hors-série N° 15, hiver 2022-2023.... de Collectif Reprise de terres - Grand Format - Livre - Decitre