Écrivaine de cœur et biologiste de formation, Rachel Carson est certainement l’auteure la plus controversée des Etats-Unis du début des années 1960. Mettant en garde contre l’effet délétère des insecticides dans son livre “Printemps Silencieux”, elle est aujourd’hui considérée comme une pionnière incarnant un symbole : celui de la victoire d’un individu face à de puissants lobbys.
Or l’ériger si vite en héroïne sur un sujet qui a relativement évolué depuis - du moins, dans l’opinion publique - serait faire fi des nombreuses pressions qu’elle a subi pour porter un message qui était alors tout sauf recevable dans l’âge d'or des 30 Glorieuses. Afin de comprendre la détonation provoquée par ses recherches et toute la portée de son ouvrage, il faut se replonger dans les Etats-Unis des années 1960.
L’avènement d’un insecticide symbole d’une agrochimie qui a le vent en poupe
Si l’on vous dit 1962, qu’est-ce qui vous vient ? Guerre froide, Mad men, premier single des Beatles… à quoi vous pourrez maintenant ajouter la sortie de "Printemps silencieux" de Rachel Carson. Pour re poser les contours de l’époque, il faut rappeler que l’idée phare de cette Amérique d'après-guerre, c’était d’en finir avec la faim et la pauvreté. Soit ! Parallèlement, la guerre a mis au point nombre de substances chimiques qui ont trouvé, une fois le conflit terminé, un nouvel usage dans nos (mono)cultures. Voilà le berceau des intrants agricoles “modernes”.
Parmi eux, un insecticide puissant : le dichlorodiphényltrichloroéthane - DDT de son petit nom. L’aubaine de l’époque. Partout les voix guillerettes des publicités chantent ses louanges “DDT is good for meee”, alors que le Times titrait que le DDT était “l’une des grandes découvertes scientifiques de la 2e guerre mondiale”.
C’est par avion qu’on venait emmitoufler cultures, plaines et forêts de manteaux de DDT, sous l’approbation d’une opinion publique jusqu’alors complaisante, soutenue par des autorités et des industriels unanimes. Redoutablement efficace, il attaque le système nerveux de l’insecte, le paralyse et le tue. Quels insectes ? Encensé pour son effet sur les moustiques vecteurs de malaria et les éventuels ravageurs de cultures, il s’avérait aussi mortel pour à peu près... tous les insectes.
Livre aussi prophétique que poétique d’une lanceuse d’alerte avant l’heure
C’est dans ce contexte qu’évolue Rachel Carson, biologiste marine avant tout amoureuse du Vivant. Dans ses 3 ouvrages précédents, la naturaliste mêlait science et poésie et invitait à observer la beauté du sauvage. Quoi de plus émerveillant en effet que les bourgeons des cerisiers, l’écho des merles ou encore le vrombissement des pollinisateurs sur un lierre grimpant ?
Alertée par des amis propriétaires d’une réserve d’oiseaux de l’épandage du DDT, elle a passé plusieurs années à rigoureusement documenter les effets de la substance sur les biotopes. L'ouvrage “Silent Spring” arbore donc un autre ton. Sa solidité réside dans une bibliographie prolifique et dans un argumentaire dit ludique et implacable.
“On empoisonne les moucherons près du lac mais le poison voyage d’un bout à l’autre de la chaîne alimentaire. On pulvérise nos ormes et les printemps suivants se voient dénués des chants du rouge-gorge. (...) Lorsque vinrent neige et pluie, la moindre flaque d’eau se transforma en tisane mortelle.”
Soucieuse du futur que l’on réservait à la Vie sur Terre, elle appelle l’Homme à être un véritable gardien du Vivant. “L’Homme fait partie de la nature. Sa guerre contre la nature est inévitablement une guerre contre lui-même” avançait courageusement Rachel Carson - à rebours de la doxa dominante de l’époque. (Doxa arguant donc, que la science et la technologie étaient LES conditions sine qua non pour en finir avec la faim et la pauvreté).
Mettre sous silence l’auteure de Printemps Silencieux
Or voilà, la scientifique vient rappeler que les moyens mis en œuvre pour atteindre ces objectifs… ont un prix. Un prix que paient les nuées d’insectes qui meurent et avec eux, les oiseaux et les poissons, touchant par ricochets la santé du végétal… et celle des humains. Ses propos restaient cependant nuancés : elle ne demandait pas forcément qu’aucun insecte ne soit jamais tué.
Pourtant, le fait qu’une femme questionne l’autorité de la science - et par là même celle des hommes qui en étaient à l’origine - a cristallisé bien des hostilités. Pire ! Sans appeler à forcément tout arrêter, l’ouvrage de Mme Carson appelait à une évolution de nos systèmes démocratiques pour que des individus puissent en interpeller les principaux décisionnaires.
Invitant ses lecteurs à toujours s’interroger sur “qui parle et pourquoi”, elle souhaitait que l’hubris humain et les intérêts économiques soient questionnés.
Elle s’attendait à ce que son message soit attaqué, bien sûr. Mais c’est sur sa personne que l’industrie chimique et ses lobbys ont centré leurs campagnes de dénigrement, la fustigeant d’hystérique, de communiste, de vieille fille ; faisant pleuvoir nombre d’articles, de contre études et de menaces insinuant que si on suivait ses enseignement “on retournerait au Moyen-Âge”. Rachel Carson a dignement et vigoureusement défendu ses conclusions jusqu’à sa mort, en 1964.
De l’écologie scientifique à un mouvement social et politique
Alliant un raisonnement scientifique implacable et une approche de vulgarisation novatrice, son ouvrage a fait l’effet d’une véritable bombe dans l’opinion publique de l’époque, restant en tête des ventes jusqu'à devenir un best seller prisé.
Rachel Carson a ainsi aidé l’écologie scientifique à prendre corps en un mouvement social et politique. “Personne depuis n’a été capable de si facilement définir la pollution comme la conséquence nécessaire du progrès” soulignait Patricia Hynes en 1989. Certains disent qu’elle aurait participé à lancer le mouvement écologiste dont nous héritons aujourd’hui.
En effet, l’activisme qu’elle a inspiré serait à l’origine du mouvement dit de l’écologie profonde et d’une campagne de longue haleine qui commencera à porter ses fruits à la fin des années 1960. Décorée à titre posthume de la médaille de la Liberté (la plus haute distinction civile aux Etats-Unis), Rachel Carson aurait sûrement été touchée par les premiers signes de progrès liés à son combat. L’année 1970 marque la création de l’Environmental Protection Agency ouvrant la voie à l’interdiction du DDT. Cette victoire arrive en 1972... année de parution du rapport Meadows, alertant sur les limites à la croissance.
Louna Teisseire